whispers (temperance&caïn)

Les nuits sont longues ces derniers temps : tu peines à trouver le sommeil, là, allongé sur ce matelas trop grand, comme si la deuxième personne allait revenir, du jour au lendemain. Tout est noir, tes pensées sont grises et ton attention se fixe sur les fissures du plafond : saloperie de mois d’Octobre, que tu te dis. Avant de te lever : 5h du matin, le sommeil ne reviendra pas. Sous la douche, ça te revient en mémoire : c’est ton jour de congé. Hors de question de se pointer au bureau de police comme prévu. Et ça plombe un peu le moral, qui n’est déjà pas très haut : ça te donne au moins l’occasion d’enfin aller la (re)voir. Tu ne peux plus l’éviter, c’est fini.

8h. Les croissants en main et le palpitant un peu trop présent, tu descends de ta voiture pour atterrir devant la vieille maison : le ventre se serre, les souvenirs remontent et tu te demandes un instant ce que tu fais là, devant tout ça. Le passé n’est jamais loin, pas vrai ? Et voilà que Temperance a décidé de revenir en ville : les bagages qu’elle transporte avec. Te laissant une mine un peu déconfite et le cœur un peu lourd. Le corps avance, la main se lève : et trois coups à la porte plus tard, te voilà à regretter, un peu, de te confronter au fantôme du passé.

Depuis son retour à Kurland, d’anciens cauchemars refaisaient surface pendant le sommeil de Tempe. Les maïs plus grands qu’elle qui l’entouraient, un grondement sourd au loin qui aurait pu s’apparenter au bruit d’une moissonneuse batteuse qui étouffait les voix de ses sœurs et de Caïn qui l’appelaient. Cette sensation glaçante d’une peur viscérale qui l’envahissait tout à coup. Puis le néant. Une part d’elle-même aurait souhaité se remémorer plus de choses en revenant dans la maison de son enfance, mais rien ne venait.

Chassant les dernières brumes de la nuit sous le jet brulant de la douche, une fois séchée et habillée, elle se rendit dans la cuisine pour se faire couler du café. Ensuite, peut être irait-elle faire un footing avant d’aller au cabinet médical. Tandis qu’elle s’occupait de la cafetière, elle entendit une voiture s’avancer dans l’allée, et à priori, se garer devant chez elle. Fronçant les sourcils, Tempe se demanda qui pouvait bien venir lui rendre visite à une heure si matinale, d’autant que d’une manière générale, peu de personnes à Kurland étaient susceptibles de venir chez elle ainsi à l’improviste. Les cheveux encore humides, elle enfila un gilet sur son débardeur, et se dirigea vers l’entrée, tandis que son visiteur frappait à sa porte. Intriguée, elle tira le verrou et ouvrit la porte. Lorsqu’elle reconnut son visiteur elle demeura un instant interdite, le dévisageant sans mot dire, stupéfaite. Elle savait qu’en revenant à Kurland elle serait amenée à croiser des visages familiers, elle s’y était préparée. Mais elle ne s’était pas préparée à le revoir lui. Caïn Artmance. Le garçon pour laquelle elle avait toujours eu le béguin, enfant comme adolescente. Celui à qui elle avait offert sa virginité avant de quitter la ville après le lycée. Si il avait déjà un physique avantageux peine sorti de l’adolescence, elle avait devant elle un homme bâti comme un roc. Son pouls s’accéléra malgré elle, et elle réalisa, gênée, que son silence pouvait être mal interprété. « Caïn ? » Elle esquissa un sourire mal assuré, tout en pestant intérieurement contre elle-même. Pourquoi ce type lui faisait encore autant d’effet vingt ans après ?
« J’ignorais que tu étais toujours à Kurland… » C’était d’une banalité affligeante mais elle n’avait rien d’autre qui ne lui venait à l’esprit pour l’instant. Elle avisa alors le sac qu’il tenait entre les mains. Des croissants. Il avait apporté des croissants… Elle recula d’un pas afin de le laisser passer. « Entre. Je viens de mettre du café à couler. » dit-elle enfin tout en se demandant si c'était une bonne idée.

Les choses sont différentes maintenant, qu’on ne cesse de te répéter. Inlassablement, en se demandant même si c’est possible qu’un jour, ça rentre dans ta tête. Mais on le voit, le bordel permanent à l’intérieur, qu’tu caches par cette mine impénétrable. Caïn, tu redeviens gamin quand la porte s’ouvre et que la rouquine te fixe, aussi surprise que toi d’être là. Avec le recul, peut-être que t’aurais dû réfléchir avant de faire ça, avant de te pointer et de faire ce face à face qu’tu as longtemps imaginé, jamais déclenché. « Salut Temperance. » Et les yeux fuient, un peu : c’est marrant comment un grand gaillard comme toi peut se retrouver désarmé. Encore plus quand elle baragouine quelque chose et qu’tu trouves rien d’autre à faire que lever le sachet de croissants. « J’suis pas venu les mains vides. » Et ce sourire, qui accompagne ; qui veut peut-être dire un peu désolé. Et elle t’invite alors à rentrer, dans cette maison qui pue les souvenirs et qui t’fait mal au bide. Tu inspires, hoche la tête et finit par entrer à la suite. Tu déglutis alors, quand tu regardes tout autour de toi : tout semble en ruine, tout semble abandonner. Et tu te demandes si elle aussi, elle a abandonné l’idée de se souvenir. Tu la suis dans la cuisine. « Rien n’a changé. » Et le murmure semble un peu trop imposant alors tu enchaînes. « Je suis, comme qui dirait, le shérif de la ville. » Les épaules se lèvent, en un mouvement désinvolte. « Et toi, tu es de retour dans le coin. » Pourquoi ? Dis-moi pourquoi tu continues à me hanter après tout ce temps ?

Caïn ne semblait guère plus à l’aise qu’elle, ce qui la rassurait quelque peu d’une certaine façon. Pourtant, c’était lui qui était à l’initiative de cette visite impromptue. Qu’est ce qui l’avait motivé au juste ? Temperance ne pouvait s’empêcher de se questionner là-dessus. En attendant, son sourire la fit chavirer comme c’était déjà le cas vingt ans plus tôt, tandis qu’il brandissait le sac de croissants. Elle souriait en retour tandis qu’elle l’invitait à entrer et à la suivre dans la cuisine d’où s’échappait une délicieuse odeur de café fraichement coulé. La cafetière émettait d’ailleurs ses derniers borborismes.

Chaque fibre de son être avait une conscience accrue de la présence de Caïn à ses côtés. D’ailleurs, elle avait la sensation que la cuisine elle-même avait diminué de surface. Son commentaire sur el fait que rien n’avait changé lui rappela que l’intérieur de la vieille ferme n’était pas sous son meilleur jour après tant d’années laissé quasi à l’abandon. Incapable de demeurer inactive, elle entreprit de sortir des tasses du placard. « Effectivement. On dirait que cette bicoque est restée figée dans le temps. Tout comme la ville d’ailleurs. » répondit-elle, avec une légère grimace. Caïn enchaina ensuite sur son activité en ville. Elle arqua un sourcil étonné. Elle n’avait pas imaginé un instant qu’il reprenne le flambeau de son paternel. Paternel qui avait d’ailleurs été un ami de ses parents, et qui avait eu la lourde responsabilité d’enquêter sur sa disparition et de la rechercher. « Au moins, la population de Kurland est entre de bonnes mains. » commenta-t-elle tout en servant le café dans les tasses. Elle était sincère. Même si elle n’avait pas revu Caïn depuis vingt ans, elle était persuadée que c’était un bon flic.

Elle lui tend une tasse fumante. « Et toi, tu es de retour dans le coin. » Ce n’était ni une question, ni une affirmation. Plutôt une constatation. Elle chercha son regard, maudissant l’air impénétrable qu’il semblait afficher. « Oui, je suis de retour. » A son tour de hausser les épaules. « Maman a trouvé bon de me léguer la maison à son décès. Je me suis dit que j’allais la remettre en état et la revendre. » Sous entendu, elle ne comptait pas s’éterniser ici. Elle observa son ancien amant d’une nuit à la dérobée, résistant à l’envie de glisser une main dans sa chevelure. Cette dernière lui évoquait la crinière d’un lion. Mais elle s’interdit de laisser ses pensées prendre cette délicate direction. Caïn était très certainement marié et père de famille. Et tant mieux pour lui. Enfin çà, c’était ce qu’elle essaierait de se persuader en tout cas. Car maintenant qu’il se tenait là, à côté d’elle, dans sa cuisine, elle devait admettre qu’il l’attirait toujours autant – si ce n’est plus – qu’à l’époque de l’innocence de leurs premiers émois. Elle but une gorgée de café, prenant soin de ne pas se brûler, histoire de se redonner une contenance, craignant que son attitude ne trahisse ses pensées. « Ca fait quoi d’être le Chef de la police ? » demanda-t-elle à brûle pourpoint, d’un air faussement détaché. « Tu n’as jamais eu envie de partir ailleurs ? » Pourquoi es-tu là, dans ma cuisine ? avait-elle envie de demander.